On entend souvent que le système de santé belge est l’un des meilleurs au monde. En réalité, évaluer un système de santé s’avère particulièrement ardu voire impossible tant celui-ci dépend de dizaines de facteurs qui interagissent et qu’il est compliqué de comparer d’un système à l’autre.
S’y retrouvent l’offre de soins et de services – ce qu’on appelle « la provision » ; tous les flux financiers qui le traversent – en ce compris le financement des prestataires et des infrastructures, le financement du coût des soins et de leurs corolaires (absentéisme au travail, par exemple) via la sécurité sociale, le financement de la recherche et de l’achat de médications ; les mécanismes de régulation et de prise de décision ; les flux d’information ; la distribution des compétences en termes de gouvernance ; les déterminants non-médicaux de la santé et les actions possibles sur ceux-ci ; les questions d’équité et de distribution des priorités et des ressources. Sans oublier, bien entendu, l’état de santé de la population. On le voit, une quantité impressionnante d’éléments divers entre en jeu.
Un système de santé peut dès lors s’avérer performant dans certains domaines et pour certains aspects mais nettement moins à d’autres niveaux. Le système belge n’échappe pas à la règle, il a ses forces mais aussi ses faiblesses.
Depuis 2007, le Centre fédéral d’Expertise de la Santé (KCE) réalise régulièrement une évaluation globale des performances du système de santé belge. Publié en janvier dernier, son rapport 2024 repose sur l’examen de 142 indicateurs mis en perspective avec les résultats de systèmes proches (pays voisins et de l’Union Européenne) et avec leur évolution au fil des ans. Une signalétique en « feu tricolore » permet de visualiser aisément les indicateurs positifs ou en amélioration et ceux négatifs ou en régression. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ?
Globalement, l’état de santé de la population belge est excellent. Il importe toutefois de comprendre que cette situation ne résulte pas uniquement de la qualité de notre système de santé. La santé vient en effet avant les soins et la Belgique fait partie des États riches où un niveau de vie élevé, une large couverture sociale et un environnement relativement sain contribuent à la préserver. Par ailleurs, cette bonne santé globale n’est pas uniforme, elle affiche des disparités importantes selon le territoire et le statut social.
Qualité des soins
La qualité des soins regroupe plusieurs éléments :
– leur efficacité : les soins dispensés ont l’effet recherché ;
– leur sécurité : les soins ne génèrent pas d’effets indésirables ;
– leur adéquation : l’accès aux meilleurs soins possibles pour un problème donné ;
– leur continuité : le maintien du contact entre les bénéficiaires et le système de soins aussi longtemps que nécessaire ;
– la cohérence de la dispensation des soins entre prestataires ;
– des soins centrés sur la personne, c’est-à-dire adaptés à la réalité, au contexte, aux choix et préférences des bénéficiaires.
On l’a dit : la qualité des soins en Belgique se situe dans la moyenne européenne, elle-même élevée. C’est principalement le cas des soins curatifs aigus dont les résultats surpassent même parfois ceux enregistrés au niveau européen (par exemple, pour le taux de survie à 5 ans après un diagnostic de cancer colorectal). À l’opposé, la qualité des soins pour les pathologies chroniques et certaines pathologies de société (exemples : le diabète ou les bronchopathies chroniques obstructives) se révèle globalement inférieure à la moyenne européenne.
Les disparités observées se situent notamment dans l’adéquation des soins. Un exemple parlant : le KCE constate l’adéquation des trajectoires de soins pour les patients atteints de diabète traités par insuline – formalisées il y a quelques années à partir du secteur hospitalier – alors que celles des patients diabétiques traités avec d’autres médications posent problème. Rien d’étonnant si l’on sait que le suivi des pratiques médicalisées standard à partir des soins hospitaliers est élevé contrairement à celui des trajectoires relevant de l’ambulatoire…. D’autres indicateurs montrent que d’anciennes pratiques aujourd’hui contestées restent bien ancrées : on prescrit encore trop d’antibiotiques – même si la situation s’améliore ; on surutilise certaines techniques d’imagerie médicale pourtant déconseillées ; on pratique un nombre élevé de césariennes sans nécessité médicale.
Les points les plus faibles en matière de qualité des soins concernent les soins préventifs, les soins de santé mentale et la surmédicalisation des personnes âgées.
Les soins préventifs liés à la vaccination affichent des taux relativement bons mais, dans ce domaine comme dans bien d’autres, on observe un gradient social qui se traduit par des différences régionales : les meilleurs taux sont obtenus en Flandre et les plus faibles à Bruxelles, la Wallonie se situant entre les deux. En matière de dépistage, en revanche, les résultats belges sont globalement inférieurs à la moyenne européenne et parfois même médiocres. Pour les cancers, par exemple, ces dépistages ne sont ni assez nombreux, ni réalisés de manière systématique sur les publics concernés : le plus souvent, ils sont pratiqués de manière opportuniste à l’occasion d’autres examens médicaux. Ici encore, il semble exister une corrélation entre les résultats et le statut socio-économique. Le dépistage du cancer du sein a ainsi concerné 49% des femmes en Flandre, grâce à un programme spécifique, alors qu’on atteint seulement 4% en Wallonie et 9% à Bruxelles. Les taux de dépistages du cancer du col de l’utérus et du cancer colorectal se révèlent également particulièrement bas.
Les chiffres ne sont pas meilleurs pour les consultations dentaires préventives : seuls 54% de la population consulte régulièrement le dentiste avec, une fois encore, des niveaux plus faibles en Wallonie (48%) et à Bruxelles (47%). Pourtant, les soins dentaires préventifs chez les jeunes de moins de 18 ans bénéficient d’un remboursement intégral. L’explication n’est donc pas strictement économique mais inclut des dimensions de connaissance et de culture.
En ce qui concerne les soins en santé mentale, le KCE constate l’absence d’indicateurs fiables pour mesurer les besoins et la capacité du système d’y répondre. La Belgique fut l’un des pays ayant le plus tardé à désinstitutionnaliser ces soins et si les réformes des années 2010 commencent à produire des résultats avec la diminution du recours aux soins hospitaliers psychiatriques, on manque d’informations pour ce qui est de l’ambulatoire
En matière de soins aux personnes âgées, la Belgique possède, avec les Pays-Bas et le Luxembourg, le plus haut taux de lits en Maisons de Repos et de Soins. Cependant, malgré une augmentation du nombre d’unités entre 2018 et 2022, ce taux tend à diminuer par suite du vieillissement de la population et il est probable que l’on connaisse à terme une pénurie relative de places dans ces structures, pénurie risquant d’être accentuée par un manque de personnel. Dans ce contexte et alors que les alternatives restent trop peu développées, il serait souhaitable que ces lits soient utilisés pour les bénéficiaires les plus dépendants en demande de soins continus. Or, le KCE observe que 29% des personnes placées en MRPA à Bruxelles – contre 16% en Flandre – avaient encore une capacité d’autonomie.
La continuité des soins bénéficie d’un recours de plus en plus fréquent à des outils comme le Dossier Médical Global mais la situation est loin d’être optimale. La continuité de l’information et du suivi entre l’hospitalier et l’ambulatoire reste notamment un point faible. On observe ainsi chez les personnes âgées une diminution des contacts avec un médecin généraliste dans la semaine qui suit la sortie d’un séjour à l’hôpital, essentiellement à Bruxelles (30% de consultations contre 45% en Flandre et 43% en Wallonie). De manière générale, la continuité de soins entre prestataires différents, notamment entre l’ambulatoire et l’hospitalier, n’est pas spontanée et elle ne s’améliore que quand des plans de trajectoires de soins formelles ont été définies (par exemple pour le diabète ou certains cancers).
Accessibilité des soins
Un deuxième volet de l’évaluation concerne l’accessibilité des soins, laquelle mesure la disponibilité géographique de l’offre de soins, le coût de ceux-ci et la disponibilité d’un personnel suffisant. Nous nous centrerons ici sur la question de l’accessibilité financière.
La couverture sociale des soins concerne 99,4% de la population résidant légalement en Belgique. C’est un taux très élevé qui permet de parler de couverture universelle. L’accessibilité peut toutefois s’avérer problématique pour les personnes n’étant pas administrativement en ordre et ce bien qu’il existe des modalités spécifiques permettant leur accès aux soins. Par ailleurs, ce taux élevé masque des domaines moins couverts par le système d’assurance maladie comme les soins dentaires et ophtalmologiques.
Un aspect spécifique du système de santé belge pointé par le KCE est la part fort élevée des contributions personnelles, c’est-à-dire la part du coût des soins qui est prise « dans la poche » des patients (Out-Of-Pocket payments), après toutes les interventions du système de sécurité sociale. Cette part est significativement plus élevée que dans les pays voisins.
Les contributions personnelles ont augmenté de 30% au cours de la dernière décennie. Le KCE rapporte que, pour les dépenses de santé courantes, les patients contribuent personnellement pour 65% aux dépenses en soins dentaires, pour 34% aux dépenses en médicaments ambulatoires et pour 56% aux dépenses en dispositifs médicaux. Dans ce dernier cas, ce chiffre élevé est surtout dû à la pratique répandue des suppléments d’honoraires médicaux demandés pour nombre des soins hospitaliers ainsi que dans certaines spécialités médicales ambulatoires. La moitié des contributions personnelles payées par les bénéficiaires relève de cette pratique. Le système belge se distingue par le fait qu’une part des suppléments d’honoraires hospitaliers retourne aux hôpitaux pour qui ils constituent une source de financement alternatif. Une récente bataille politique et juridique s’est jouée entre le ministre de la Santé qui voulait interdire partiellement ces suppléments et des associations de praticiens. On notera que la part des contributions personnelles dans les soins hospitaliers est nettement plus élevée à Bruxelles que dans les autres régions.
Dans le champ de la médecine ambulatoire, on sait que les médecins peuvent être conventionnés ou non. Les médecins conventionnés ne pratiquent pas de suppléments d’honoraires. Ce système représente 87% de l’activité en médecine générale mais seulement 44% en médecine spécialisée. Le taux global de médecins conventionnés est de 79%, avec toutefois de grandes variations entre spécialités : seuls 21% des dermatologues sont conventionnés, 28% des ophtalmologues, 30% des chirurgiens plastiques, 42% des gynécologues et 42% des orthopédistes. Il faut noter que les suppléments d’honoraires restent peu réglementés en médecine ambulatoire et on dispose de peu de données sur les pratiques à ce niveau.
Dans ce contexte, le KCE observe une augmentation (de 3,8% à 5,2%) du nombre de ménages ayant consacré plus de 40% de leur budget aux soins de santé pour des médicaments, des soins de réadaptation, des soins dentaires et des soins hospitaliers classiques. Si ce pourcentage est inférieur à la moyenne de l’UE, il excède celui de nos pays voisins (Pays-Bas, Allemagne, France). Par ailleurs, l’accessibilité des soins en temps opportun s’est détériorée au cours des cinq dernières années : les délais ont augmenté en médecine spécialisée et un nombre plus important de médecins généralistes refusent de nouveaux patients. Ainsi, bien que la Belgique reste un pays globalement égalitaire en termes d’accessibilité générale et financière aux soins de santé, cette accessibilité se détériore et ne concerne pas tous les domaines de soins de la même manière.
Inégalités et inéquités
En conséquence logique de ce qui est constaté à propos de l’accessibilité financière, les personnes socio-économiquement défavorisées, à faible niveau d’éducation et/ou faible revenu déclarent plus de besoins dans les domaines dont l’accessibilité est moins bonne, par exemple les soins dentaires. Les besoins non-satisfaits sont globalement 4 à 5 fois plus élevés pour cette population défavorisée qui recourt également moins aux soins préventifs, comme les dépistages de cancers, même si ceux-ci sont souvent gratuits. On observe enfin que ce groupe consomme plus de médicaments, notamment des antibiotiques (36% contre 31% dans le reste de la population) et des antidépresseurs (22% contre 9% dans le reste de la population) et que le taux de polymédication chez les personnes âgées y est plus élevé.
Ces différences entraînent des problèmes d’inéquité de santé. L’inéquité est une mesure d’inégalité tenant compte des besoins. On parle d’inéquité horizontale quand, à besoin équivalent, il y a un recours ou un accès moins élevé dans certains groupes de population et d’inéquité verticale lorsque des groupes aux besoins plus élevés n’ont pas pour autant un meilleur accès ou recours aux soins. C’est particulièrement pour contrer cette dernière situation qu’est défendu le principe d’universalisme proportionné de l’offre de prestation.
Le rapport constate que les inéquités socio-économiques sont plus répandues au niveau de la médecine ambulatoire (générale, spécialisée ou d’urgence) qu’au niveau des hospitalisations. En dépit du faible coût de la consultation en médecine générale, des groupes vulnérables sont entravés dans l’accès à celle-ci malgré des besoins plus importants. Un moindre recours aux soins spécialisés est également constaté chez les personnes très précarisées économiquement, les chômeurs, les célibataires et les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM). Pour toutes les personnes qui ne recourent pas aux soins selon leurs besoins, les urgences apparaissent comme le substitut prioritaire. La gratuité au point de délivrance serait donc un élément déterminant.
En toute logique, dans le domaine des soins dentaires où les contributions personnelles sont nettement plus importantes, les inéquités sont en augmentation. C’est en particulier le cas pour les soins dentaires préventifs, notamment pour les enfants, qui sont délaissés par les groupes les plus défavorisés. L’obtention du statut BIM semble être une stratégie efficace pour limiter ce non-recours mais celle-ci n’est pas toujours automatique et doit dans certains cas faire l’objet d’une demande. Le KCE estime dès lors qu’environ 35% des personnes éligibles au statut BIM n’en bénéficient pas. Bien évidemment, le non-recours aux soins en situation de besoin tend à aggraver les situations de santé et, par conséquent, à augmenter l’ampleur et le nombre de besoins.
L’examen de la résilience du système de santé face à la pandémie de COVID-19 fait l’objet d’un chapitre spécifique du rapport. Les indicateurs du KCE montrent que si la crise a fortement perturbé le système, celui-ci a fait preuve d’une certaine capacité de résilience, certains indicateurs ont retrouvé leur niveau d’avant la crise voire même se sont améliorés. Le point le plus sensible concerne la difficulté à maintenir une main d’œuvre suffisante, ce qui pourrait peser, à terme, sur la pérennité du système. Par ailleurs, souligne le KCE, la confiance dans la préparation des pouvoirs publics aux crises futures reste limitée.
Quelles conclusions ?
Le système de santé belge est globalement performant… mais non dénué de faiblesses. S’il est globalement égalitaire, il recèle des disparités et des inéquités et ne paraît pas à l’abri d’une dégradation de ses mesures protectrices. Ce rapport démontre une fois encore que le système favorise les soins curatifs aigus, la médecine spécialisée et les soins hospitaliers. Il est en outre pensé dans une logique individualiste, tant pour les prestataires que pour les bénéficiaires et est plus centré sur les pathologies que sur les personnes. Ses principales faiblesses se situent au niveau des approches préventives, des problématiques chroniques et des pathologies liées aux modes de vie en société, autant de situations qui requièrent des pratiques moins centrées sur la médecine, des approches populationnelles et communautaires, une vision en soutien à une médecine et des services généralistes de première ligne tenant compte des facteurs sociaux et contextuels. Ce renversement de perspective, cohérent avec les bonnes pratiques préconisées par la littérature scientifique et les instances internationales comme l’OMS, n’est pas encore à l’œuvre dans l’évolution de notre système de santé. Enfin, on observe un gradient social dans l’accès aux soins et la qualité de ceux-ci. Au regard de la situation spécifique de la région bruxelloise, celle-ci est probablement la plus affectée par les faiblesses du système.
Vus les missions et objectifs de Brusano, les résultats de l’étude du KCE montrent l’importance de la réorganisation de l’offre social-santé à l’œuvre dans notre région et donnent sens à notre travail.